13
Fana, Éoraki et Tserle
Une fois entrée par la porte de l’eau. Fana se retrouva dans l’obscurité totale. Si elle avait eu entre les mains sa boule de métal, cela ne l’aurait pas effrayée. Avec sa sphère, elle se serait aisément orientée et aurait pu sentir les ondes de présences hostiles. Mais là, sans son instrument, il était facile de s’imaginer de gros insectes assoiffés de sang ou une multitude d’autres créatures malveillantes. Dans la culture de Fana, tout ce qui faisait référence au noir était synonyme de danger. Celui-ci représentait les grandes profondeurs insondables de l’océan, lieux où les poissons difformes à longues dents, les araignées de mer géantes et les scorpions des sables au dard empoisonné se montraient impitoyables pour les humains. Petite, on lui avait raconté la terrible histoire d’un monstre venu des ténèbres qui avait détruit une ville entière avant d’avaler tous ses habitants.
« Du calme, Fana… du calme, pensa-t-elle, le cœur battant la chamade. Voyons, il n’y a rien ici qui puisse te faire du mal. Ne panique pas, abandonne cette satanée peur qui te paralyse. Voilà… Je dois garder mon sang-froid et ne pas me laisser submerger par mes émotions. »
Grâce au masque du feu, la jeune fille enflamma le bout d’une de ses flèches et en fit une torche pour s’éclairer. Devant, elle découvrit un grand escalier qui s’enfonçait très profondément dans le sol.
— Ah non ! s’exclama-t-elle en essayant de trouver une issue derrière elle. Il n’est pas question que je descende ces marches ! Je ne vais pas m’enfoncer dans les entrailles de la terre ! Je manque déjà d’air… je manque d’eau… AU SECOURS ! SORTEZ-MOI D’ICI !
Fana avait le pressentiment d’une catastrophe imminente. Paniquée, elle se mit à frapper de ses poings sur les murs, puis hurla comme un animal que l’on égorge. En utilisant ses pouvoirs, elle essaya de casser le roc, mais elle ne parvint qu’à s’épuiser. Pourtant, la porteuse de masques insista encore pendant un certain temps, puis elle s’effondra. Dans sa chute, sa tête heurta violemment le sol et elle sentit du sang couler sur son visage.
— Je ne sortirai jamais d’ici, murmura-t-elle, je suis emmurée vivante… Je n’ai plus d’espoir… Je veux sortir, j’étouffe ! SORTEZ-MOI D’ICI ! AU SECOURS ! AAAAAAH ! JE VEUX SORTIR !
Fana ne pouvait supporter d’être prisonnière d’un espace clos. Il lui fallait pouvoir courir vers l’horizon en savourant des yeux la beauté des grands espaces. Voir l’immensité de l’océan et des plages à perte de vue, voilà ce qui la rendait heureuse.
Une fois qu’elle se fut un peu calmée et que les sueurs, les vomissements et les palpitations eurent cessé, la jeune fille examina de plus près, à la lueur de sa torche, cet escalier qui semblait sans fin. Réflexion faite, elle fut forcée d’admettre que sa meilleure option pour se sortir de cet endroit était probablement d’emprunter cette descente vers les ténèbres et l’inconnu.
« Il faudra que tu sois forte, Fana, se dit-elle pour s’encourager un peu. La porte de l’eau ne me laissera pas revenir en arrière… Je dois descendre… Je dois descendre… Je dois descendre… »
***
Guidé par les conseils et les visions de Lolya, Éoraki volait maintenant vers le continent de l’air. Par l’intermédiaire de la jeune nécromancienne, Kalliah Blash lui avait fourni de précieuses informations pour trouver rapidement la porte du feu qui devait le conduire à sa destination finale. Toujours bien accrochée à l’armure de son maître, TuPal, les ailes déployées dans le vent, lui faisait pleinement savourer ce vol de nuit. La lune, plus claire que jamais, faisait danser sa lumière sur les vagues du grand océan.
— As-tu besoin de repos ? demanda le porteur de masques à sa chauve-souris.
Au petit coup de langue qu’elle lui donna sur la nuque, il comprit qu’elle était encore en forme et qu’il pouvait fermer les yeux sans souci. Juste comme il allait s’endormir, TuPal changea soudainement de cap.
— Que se passe-t-il donc ? lui demanda Éoraki.
L’animal siffla deux fois, ce qui, dans son mode de communication, annonçait un danger. Le sang du garçon ne fit qu’un tour. Tous les sens en éveil, il aperçut au loin, dans le ciel, une bonne dizaine de cavalières sur des chevaux volants. Elles fonçaient directement sur lui en tenant bien haut leurs lances et leurs épées !
Comme il n’était pas du genre à reculer devant la menace, Éoraki ordonna à TuPal de réduire sa vitesse sans modifier sa direction. Lorsque les montures furent assez près, le porteur de masques fit s’enflammer les ailes de deux pégases qui piquèrent dans l’océan avec leurs cavalières. Il enchaîna avec une bourrasque de vent descendante qui en désarçonna trois autres.
— Maintenant, lâche-moi, TuPal ! ordonna-t-il à sa chauve-souris qui obéit aussitôt.
Éoraki tomba en chute libre jusque sur le dos d’un pégase abandonné. Il saisit la bride pour obliger la bête à faire demi-tour, puis la relâcha pour rejoindre à toute vitesse les cinq cavalières qui étaient encore sur leurs montures, plus haut. Avec sa grosse masse de combat, il en assomma une d’un seul coup, mais il ne put éviter quatre flèches dont une traversa son armure. Cependant, très rapidement, le masque de la terre fit disparaître la plaie grâce à une boue cicatrisante.
Des quatre cavalières restantes, TuPal en désarçonna deux d’une puissante attaque avant de s’accrocher de nouveau au dos d’Éoraki. Puis ce dernier utilisa son contrôle de l’air pour bondir du pégase et projeter des lignes de feu qui incendièrent les deux dernières guerrières et leurs chevaux ailés.
— Que leurs ancêtres les accueillent dignement dans le monde des morts, chuchota le garçon en les regardant s’abîmer dans la mer. Ces femmes n’auraient pas dû se montrer agressives envers moi ; elles paient pour leur excès de confiance… TuPal, merci, ma vieille ! Comme toujours, tu as été parfaite !
***
Tserle ouvrit les yeux et vit un magnifique paysage où les fleurs, les arbustes et les arbres avaient l’aspect féerique des contes de fées. Elle se trouvait toujours en haut du mont d’Hypérion, mais le panorama était tout à fait différent de ce qu’elle avait vu jusque-là. Au loin, les montagnes verdoyantes avaient remplacé la glace. Sous un soleil de plomb, des abeilles et des libellules volaient çà et là, alors que, plus loin, un troupeau de cerfs broutait paisiblement à proximité d’un petit lac.
Le regard happé par tant de beauté, la jeune fille leva le pied pour faire un pas en avant. Ce fut alors qu’elle buta contre un homme qui avait le nez plongé dans un gros ouvrage.
« Enfin ! songea-t-il en fermant son livre. Je savais bien qu’Amos réussirait ! »
— Pardon…, dit timidement Tserle, je ne vous avais pas remarqué…
L’homme posa son livre et se leva.
— Jeune fille, répondit-il, écoute bien ceci. Il était une fois un homme qui voulait faire du bien à ses semblables. Son désir le plus profond était de changer le monde qu’il trouvait injuste et, comme il disposait d’un talent particulier pour raconter des histoires, il se mit à inventer des personnages et plein d’aventures. Il alla de village en village, mais ne trouva personne pour s’intéresser à ses récits. Il ne se découragea pas et persévéra en y mettant invariablement tout son cœur. Cependant, malgré ses efforts soutenus, jamais il ne réussit à changer le monde et, encore aujourd’hui, à l’instant même où je te parle, cet homme trimballe toujours ses histoires. Vois-tu, c’est que la justesse et la sagesse de ses propos n’ont pas encore réussi à percer l’âme des humains.
— C’est une bien triste histoire que celle-là, ne put que répondre Tserle qui ignorait où voulait en venir l’étranger.
— Je comprends à ton expression que tu te questionnes sur mes intentions… Je me trompe ?
— Mais non, je vous écoute, c’est tout.
— Dans ce cas, j’aimerais que tu répondes à une simple question : pourquoi ce conteur s’obstine-t-il à vouloir changer le monde, alors que personne ne l’écoute ?
Tserle réfléchit quelques secondes.
— En fait, je crois que l’homme sait qu’il racontera des histoires jusqu’à son dernier souffle sans jamais arriver à changer le monde.
— D’accord, mais alors pourquoi continue-t-il ?
— Parce qu’il raconte aujourd’hui pour que le monde, lui, ne le change pas. Votre conteur sait ce qu’il est juste de faire et jamais il ne renoncera à suivre ce qu’il considère comme le meilleur chemin pour lui et pour les siens. C’est une question de conviction et d’honneur… aussi d’amour pour ses semblables.
— Tu es brillante, Tserle, fit son interlocuteur en souriant. Je crois bien que tu es prête !
— Prête ? répéta la jeune fille.
— Oui. Te voilà certainement disposée à entreprendre ton voyage vers le masque de l’éther et je t’y conduirai… Je m’appelle Mékus et je serai ton guide !
— Mais… mais je n’ai même pas encore toutes mes pierres de puissance ! s’exclama Tserle, étonnée. Mon masque de la terre est incomplet !
— Je te corrige, jeune fille. Ton masque de la terre est maintenant complet. Si, un jour, tu croises Amos Daragon, remercie-le, c’est son cadeau. Viens maintenant et sois forte, car notre chemin sera laborieux !
***
Fana essuya un peu de sang sur son front et, prudente, elle s’assura d’abord de la stabilité de la première marche de pierre avant de descendre, d’un pas incertain, une à une les autres marches ruisselantes du long tunnel.
— Ne panique pas ! Reste calme ! s’ordonna-t-elle à voix haute en s’agrippant à sa torche. Je dois contrôler mes émotions… Cette fichue terreur que je ressens chaque fois que je suis enfermée…
Lentement, la jeune fille s’enfonça dans les profondeurs sans fin de la terre et dut s’accorder une pause pour éviter d’avoir des crampes dans les jambes. Elle eut à s’arrêter souvent, car l’éternel chemin s’avéra épuisant.
Quelques heures après avoir entrepris sa descente, Fana déboucha dans une petite salle toute en pierre où le son rassurant du jaillissement d’une fontaine la réconforta un peu. L’extrémité de sa flèche toujours en flammes, elle vit bon nombre de torches éteintes qui étaient accrochées aux murs. Grâce à ses pouvoirs sur le feu, elle les alluma toutes et aperçut, tout près de la source, le corps inerte, en position assise, d’un elfe complètement desséché.
Elle s’en approcha avec précaution et remarqua ses pieds et ses mains palmés ainsi que des branchies bien visibles, juste sous ses longues oreilles. Accoudée sur le rebord de la fontaine, elle distingua aussi son armure de coquillages et, comme elle, il avait un arc et des flèches. Sa tête inclinée sur sa poitrine laissait surtout paraître ses longs cheveux blancs, car, bien que clairsemés, ils lui couvraient presque entièrement le visage.
La jeune fille se rappela alors que, sur son continent, les légendes se rapportant aux porteurs de masques parlaient d’une première génération d’elfes qui avaient échoué dans leur tâche de rétablir l’équilibre du monde. Elle supposa donc quelle avait devant elle un représentant de son continent de l’eau.
— Repose en paix, créature de légendes, dit-elle en baissant la tête. Les humains de chez moi vous doivent beaucoup, merveilleux elfes aquatiques, car vous nous avez enseigné l’art d’utiliser nos pensées pour communiquer avec les esprits marins. Sans vous, notre société n’aurait jamais pu se développer aussi harmonieusement avec l’environnement. Je te rends hommage, porteur de masques…
Fana avait raison. Les elfes avaient été d’importants collaborateurs dans la construction des villes sous-marines du continent de l’eau. Dans un temps reculé, ils avaient appris aux humains à ne pas craindre la mer, les lacs et les rivières, et à utiliser adéquatement les ressources des océans. Un jour, les elfes avaient disparu sans que l’on sût pourquoi et plus jamais on ne les avait revus dans les mondes marins.
Afin ne pas troubler son repos, Fana se dépêcha de s’abreuver à la fontaine et d’y remplir ses gourdes avant de nettoyer sa blessure à la tête. Puis, d’un simple geste, elle éteignit toutes les torches, sauf une quelle décida d’emporter.
Elle regagna ensuite l’escalier qui continuait vers les profondeurs.
— Adieu…, lança-t-elle doucement dans le noir en direction du corps de l’elfe.
« Bonne chance… », crut-elle entendre murmurer dans le clapotis de la fontaine.
***
Éoraki plissa les yeux : il lui semblait apercevoir faiblement une terre aux hautes montagnes. À travers une nappe de brouillard s’élevant de la mer, le contour du continent de l’air prenait timidement forme devant lui.
— Nous y sommes, TuPal ! s’écria-t-il. Tu vas enfin pouvoir te reposer !
La chauve-souris émit un petit cri de bonheur. De longues heures de sommeil ne seraient pas un luxe après un si long voyage et, puisqu’elle était avant tout une créature nocturne, dormir toute la journée serait pour elle plus bénéfique.
— Trouvons un endroit sûr pour nous poser. Et peut-être qu’il y aura un gros arbre dans lequel tu pourras te suspendre pour dormir ! Nous resterons ici le temps qu’il te faudra et, ne crains rien, je veillerai sur ton sommeil.
Même si sa vue et son ouïe étaient très développées, TuPal employa surtout l’écholocation pour éviter tout obstacle lors de son atterrissage sur le continent embrumé. Ainsi, elle pouvait dresser mentalement une carte du territoire avant même d’y avoir mis les pieds ou de l’avoir survolé. Il lui était même possible de percevoir le mouvement d’êtres vivants et de s’en éloigner pour trouver des coins plus tranquilles.
— Et puis ? Trouves-tu un endroit sûr ? s’informa Éoraki qui n’arrivait toujours pas à voir distinctement le continent.
Comme l’animal allait siffler sa réponse, un éclair déchira le ciel et vint s’abattre directement sur les deux voyageurs. Sous le choc, TuPal largua le porteur de masques qui fit une chute spectaculaire pendant laquelle, grâce à ses pouvoirs, il put se liquéfier afin de ne pas se blesser lorsqu’il toucherait l’eau. Ainsi, son corps éclaboussa de tous côtés, mais il se reconstitua rapidement.
« Les dieux ! pensa-t-il en retrouvant sa forme humaine. Les dieux veulent m’empêcher d’atteindre la porte du feu… Ce n’est pas la première fois qu’ils m’attaquent en traître. »
Le brouillard étant suspendu au-dessus d’eux, Éoraki repéra vite TuPal dont le corps flottait non loin de lui. En quelques brasses, il rejoignit la chauve-souris qui, miraculeusement, était encore vivante. Il la traîna à la nage jusqu’à une plage de galets délimitée par deux falaises et il constata qu’elle avait une patte et une aile cassées.
— Sois tranquille, TuPal, tu guériras bientôt. J’ai ce qu’il faut pour te faire un bandage.
La chauve-souris était bien consciente que, désormais, elle serait inutile à Éoraki dans sa mission. D’un signe de la tête, elle lui indiqua de continuer sans elle.
— Jamais je ne t’abandonnerai, TuPal, tu m’entends ? Tu m’as conduit jusqu’à ce continent, et maintenant c’est à moi de prendre la relève. Maintenant, c’est moi qui te porterai et, ensemble, nous nous rendrons jusqu’à la porte du feu que nous traverserons tous les deux. C’est ensemble que nous avons quitté la tribu et c’est ensemble que nous y retournerons, entendu ?
Reconnaissante, TuPal ferma les yeux, s’en remettant ainsi totalement à la volonté de son maître.
***
Tserle ramassa ses longs cheveux bouclés bruns sur sa nuque et replaça son armure de cuir, puis elle avança vers Mékus. Elle venait de passer la dernière épreuve pour obtenir le masque de l’éther et cela avait été particulièrement difficile. La jeune fille avait revécu la bataille où sa mère avait été dévorée vive par un clan de cyclopes enragés. Les larmes aux yeux et les dents serrées, elle respirait profondément pour retrouver ses esprits.
— Qu’as-tu appris de cette épreuve ? lui demanda Mékus, soucieux de sa réaction.
— J’ai appris que je ne peux rien changer au passé, répondit doucement Tserle, et que je ne peux avoir de prise que sur l’avenir. J’ai revécu la mort de ma mère au moins des dizaines de fois et j’ai toujours essayé de la sauver de plusieurs façons. J’ai échoué à tous les coups.
— Dorénavant, peut-être cesseras-tu de te culpabiliser. Chaque être porte en lui son propre destin, et il te faut l’admettre afin de poursuivre ton voyage vers l’éther.
— Oui, je le sais maintenant. Dans la grande famille des Hyell, d’où je viens, nous avons une maxime qui dit : « Vouloir, c’est pouvoir. » Je me rends bien compte que la volonté n’est pas tout dans la vie. La preuve, c’est que ma mère voulait tuer ces géants et qu’elle n’a pas réussi. Elle avait une volonté de fer, mais cela n’a pourtant pas suffi à la sauver !
— Que lui manquait-il donc pour réussir ?
— De l’organisation et de l’aide. Les humains sont dépendants les uns des autres. C’est notre force, car unis dans un même projet nous pouvons faire des miracles, mais c’est aussi notre faiblesse, car désunis nous sommes vulnérables et faibles.
— Je suis ravi de ta réponse, jeune fille, continua Mékus. Maintenant, j’ai une grande révélation à te faire : en tout, vous êtes quatre porteurs de masques et tu devras t’unir aux trois autres pour mener à bien ta mission.
— Quoi ? Quatre porteurs de masques ?! répéta Tserle, interloquée.
— Et vous demeurez tous les quatre sur quatre continents différents, ajouta l’élémental. C’est d’ailleurs grâce à Amos Daragon, le porteur de masques du continent de la terre, que tu es ici aujourd’hui. Il a fait le voyage, de chez lui et au péril de sa vie, expressément pour te remettre les pierres de puissance qui te manquaient.
— Cela explique pourquoi vous m’avez demandé de le remercier quand aura lieu notre rencontre ! s’exclama Tserle. Je comprends maintenant pourquoi j’ai fait tout ce chemin à l’intérieur de moi.
— Te crois-tu prête pour acquérir le masque de l’éther ?
— Oui, je le suis.